Le 22 septembre 1978, Charles Bukowski fut l'invité de Bernard Pivot dans la célèbre émission littéraire Apostrophes qui, ce
jour-là, fut on ne peut plus mouvementée.
Sur ce qui s'y est passé, je vous donne ici, d'un côté, la version de Bernard Pivot, et de l'autre, celle de Charles Bukowski
et de sa femme.
>>> La version de Bernard Pivot
>>> La version de Charles Bukowski et de sa femme
La version de Bernard Pivot
Extrait de son livre Le métier de lire - Réponses à Pierre Nora (Gallimard)
La prestation avinée de Charles Bukowski à Apostrophes, le 22 septembre 1978, fit un joli scandale. Loin d'être
représentative des sept cent vingt-trois autres émissions, c'est pourtant celle-ci dont les abonnés du vendredi soir se
souviennent le mieux. Au vrai, c'est parce qu'elle est atypique qu'ils la citent spontanément. Je sens même parfois percer
ce reproche : « Pourquoi n'en avez-vous pas fait d'autres aussi folles, amusantes et peu convenables ? »
La réponse est simple : parce qu'il n'y a qu'un Bukowski. L'auteur des Contes de la folie ordinaire et des Mémoires
d'un vieux dégueulasse est un stratège de la provocation. Intenable dans sa vie comme dans son écriture, comment ne le
serait-il pas quand il se donne en spectacle ? Après son interview (en traduction simultanée) qui dura a peu près vingt
minutes, il se désintéressa des autres invités et entreprit, avec succès, de siffler au goulot les trois bouteilles de vin
blanc qu'il avait demandées – c'était un sancerre d'une bonne année. La tête renversée, on ne pouvait pas dire qu'il
buvait, encore moins qu'il dégustait. Il vidait le contenu des bouteilles dans son corps béant. Le liquide ne marquait pas
d'arrêt à hauteur de sa bouche ; aspiré par la pesanteur il tombait dans ses ténèbres intérieures. C'était fascinant. Et
inquiétant, car l'émission était encore loin de son terme quand il émit des borborygmes qui gênaient les autres. D'où le
fameux « Ta gueule, Bukowski ! » que lui lança Cavanna auquel cela fut longtemps reproché, comme s'il avait censuré
Bukowski, alors que c'était bien celui-ci qui entravait de plus en plus le cours de la conversation. Tout d'un coup, il se
pencha devant lui et tendit une main vers les cuisses de Catherine Paysan. Il dut les toucher car, suffoquée, elle se leva
et, tirant sur sa jupe, s'écria : « Oh ! bien ça, c'est le pompon ! » Tandis que l'assistance s'esclaffait.
Sous les projecteurs, le sancerre faisait son effet. De plus en plus vagissant, éructant, Bukowski se tortillait sur son
siège. Je me suis alors rappelé qu'un jour, aux États-Unis, il avait volontairement vomi sur le micro d'une radio. Et s'il
faisait de même devant mes caméras ? Terrorisé, je continuais de poser des questions au docteur Ferdière et à Cavanna,
tout en surveillant Bukowski, prêt à bondir pour l'empêcher de mettre ses doigts dans sa bouche.
Mais il fit signe à sa femme et a son éditeur qu'il était hors d'état de continuer et qu'il voulait partir. On l'aida à
se lever et à marcher. Revoyant l'émission longtemps après, je me suis aperçu que, au lieu de lui dire « Bye bye ! », je
lui ai lancé un « Ciao ! » bizarre et soulagé.
Dès le lendemain, la presse me tombait dessus. Pour les uns, je n'aurais jamais dû, surtout en direct, inviter un
ivrogne qui doit sa notoriété, non a ses talents d'écrivain, mais à la grossièreté de sa vie et de son langage ; pour les
autres, Libération notamment, j'avais, faute impardonnable, chassé d'une émission littéraire un authentique écrivain. Que
je n'aie pas retenu Bukowski et que j'aie été content de le voir partir, c'est évident. Mais jamais je ne l'ai expulsé,
comme certains continuent, de bonne ou de mauvaise foi, à le croire.
Le courrier fut à la mesure du scandale. Je n'avais pas le droit de montrer un homme en train de se saouler – surtout
dans une émission littéraire, donc honnête, digne, respectable, recommandée aux élèves des lycées et collèges. Pour la
majorité des correspondants, le spectacle était d'autant plus nocif et insupportable que le poivrot était écrivain
(entendez par la que c'eût été un ouvrier, un boucher ou un notaire, le mal eût été moins grand). Certains, tout en me
reprochant mon laxisme, craignaient que je ne fusse renvoyé d'Antenne 2, étaient même convaincus que mes jours étaient
comptés et joignaient a leurs lettres des pétitions signées de plusieurs dizaines de personnes, demandant à la direction
de la chaîne de me maintenir sa confiance... Il y eut aussi, beaucoup moins nombreuses, des lettres pour regretter le
départ de Charles Bukowski avant l'heure. Elles ne provenaient pas toutes des régions viticoles.
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